Par Edouard Oppliguer
Avril 1941. J’allais partir pour une longue « relève » au pied du Gothard. Nous profitions de mes derniers jours de liberté pour faire, le soir, une longue promenade dans ce qui était encore la pleine campagne entre Cologny, Vandoeuvres et Chêne. Jacqueline arrivait de Veyrier à vélo, puis nous nous mettions en route, à pied, et gagnions le Plateau de Frontenex. De là nous empruntions le chemin de la Gradelle, très étroit.
Tout au début, à droite, dans un chalet qui subsiste, la « Pouponnière de Grange-Canal » de notre enfance, ses nurses, confirmées ou apprenties, vêtues de bleu pâle. Elles nous étaient familières, car elles venaient régulièrement poster leurs lettres à la gare et ne dédaignaient pas un brin de flirt avec les jeunes douaniers.
En cet avril 1941, la pouponnière avait pris ses nouveaux quartiers à la route de Chêne, aux « Grangettes », première étape de la clinique actuelle.
Lieu de promenade, à deux pas de chez soi, auquel on peut rêver aujourd’hui : le soir tombe, le silence, une vraie odeur de campagne, le bouvier bernois d’une ferme proche nous accordant un bout de conduite.
Les promeneurs étaient rares; souvent, nous étions seuls d’un bout du chemin à l’autre. Or, un soir, nous vîmes venir à nous un autre couple, de l’âge de nos parents, à première vue. Selon le vieil usage campagnard, nous les avons salués. La femme nous sourit, l’homme souleva son chapeau. Le visage de celui-ci ne m’était pas inconnu.
Peu auparavant, je l’avais vu en grande conversation avec le Professeur Askenazy à la Salle des Abeille de l’Athénée, alors que nous attendions le conférencier invité de la « Société genevoise d’études allemandes ».
J’ignorais qui était l’interlocuteur du Professeur Askenazy, et je l’ignorerai long-temps. Je sus son nom, mais sans faire le rapprochement avec notre promeneur de la Gradelle, quand Claude Royme fit découvrir L’homme sans qualités. Une photo, quelques mots lus sur un séjour de Musil à Genève, m’alertèrent, mais je n’en tirai aucune certitude.
Ce fut, en 1981, lorsque parurent les Journaux que je reconnus les Musil dans ce couple de promeneurs. Le cahier 35 du deuxième volume est consacré au séjour forcé des Musil à Grange-Canal. Les « Grangettes » et la directrice d’alors y tiennent une place d’importance.
Je lis au hasard: « Derrière tout cela (Musil vient de décrire minutieusement son jardin), prise aujourd’hui dans une brume délicate, s’élève la Pouponnière d’ocre brun sous son toit de tuiles rouge noirâtre, flanquée de grands bouleaux et d’une sorte de cyprès ; une bâtisse solide … » «L’après-midi, nous avons fait un tour par le chemin de Grange Falquet, chemin de la Gradelle, chemin de Grange-Canal… » «Le soir de Noêl, passé 3/4 h à la Pouponnière. On avait débarrassé le fond du réfectoire. Les infirmières en bleu et en blanc étaient assises par terre. Chacune son poupon sur les bras. Tout autour de la salle, sur des rayons, des paquets qu’on distribua.
Un bel arbre. Un piano. Chants de Noèl. (…) Harmonie singulière entre les vagissements discrets des enfants, les rires et la lumière des bougies. Impression dominante, outre l’exotisme beaucoup de naturel en habit de fête, la fête d’une espèce particulière de famille.»
Le temps des foins venu, ces demoiselles fanaient. Il y avait encore des prairies le long de la route de Chêne. Le Plan Wahlen se développait, on labourait un peu partout (le Parc La Grange n’y échappa pas) ; par ailleurs, il ne fallait pas perdre un brin des prairies laissées en l’état. Musil note avec une minutie descriptive qui, dans les Journaux, l’apparente souvent à Georges Perec : « Plaisant tableau, au moment des foins dans le jardin : Barbara avec trois ou quatre jolies nurses. Blondes, et l’une noire. L’une en jupe-culotte très courte, pudique, et avec de belles jambes banales et les larges tendons au pli du genou ». Je me souviens de cette Noire. Sa première apparition devant la boîte aux lettres de la Gare des Eaux-Vives.
M’étant rendu l’autre jour à la clinique pour un examen, je passai un long moment au milieu du parking à reconstituer les Grangettes de Musil, les Grangettes de 1940, telles que je les ai connues aussi. Les pieds sur le sol goudronné, j’étais, en esprit, dans le pré fané par Barbara et les jeunes filles, car, selon mon estimation, c’était l’endroit où Musil pouvait les apercevoir de chez lui.
Les Grangettes. Oasis dans la traversée du désert que fut le séjour de Musil à Genève. Il y est mort le 15 avril 1942. Il ne fut pas soutenu comme il aurait pu, ou dû l’être, en particulier, me semble-t-il, par la « Société genevoise d’études allemandes » et son président que Musil, dans son journal, nomme « le petit pape ».